Chapitre 19
Les tatouages sur nos mains s’animèrent brusquement, pas aussi réels que des rosiers, mais comme des œuvres d’art qui scintillaient, pulsaient. Le parfum des herbes et des roses se diffusa, capiteux, embaumant l’atmosphère. Je sentis le poids de la couronne qui s’entortillait dans mes cheveux, et je sus qu’une fois encore, j’étais coiffée de roses immaculées et de gui. Je n’eus pas besoin de regarder Sholto pour savoir que sa couronne était en place, une brume verdoyante s’épanouissant en halo au-dessus de sa chevelure quasi blanche.
Une averse de pétales de rose qui n’étaient ni rosés ni lavande comme auparavant, mais blancs, se mit à pleuvoir autour de nous deux, faisant ralentir les émeutiers, qui cessèrent quasiment tout combat pour tourner vers nous des yeux écarquillés d’étonnement. J’entretins une seconde l’espoir que la bagarre s’arrête là et que nous pourrions causer, lorsqu’un hurlement résonna à nos tympans.
Des cris stridents nous parvenaient : « Des Sidhes ! Ce sont des Sidhes ! » D’autres hurlaient :
« Trahison ! Nous avons été trahis ! »
Doyle était déjà derrière moi et je crus qu’il s’adressait à Sholto.
— Nous avons besoin d’armes !
J’offris mon visage à cette pluie de pétales blancs, qui m’effleuraient. Puis je répétai en élevant la voix :
— Nous avons besoin d’armes !
Sholto se retrouva avec la lance et la dague d’os à la main. Je restai à côté de lui, l’ayant lâché, désarmée. Puis, le sol sous mes pieds se mit à trembler, et s’entrouvrit… Doyle et Mistral n’eurent que le temps de me tirer en arrière, mais je ne ressentais aucune peur. Je pouvais sentir le pouvoir du sithin qui s’emballait en prenant son essor tel ce gigantesque mécanisme magique qu’en réalité il était.
L’ouverture s’élargit avant de se stabiliser. Apparut alors un escalier en colimaçon qui se poursuivait en sous-sol, si blanc et scintillant qu’il n’avait rien à envier à ceux de la Cour Seelie. La balustrade était constituée d’os humains et d’autres plus gros provenant de créatures qui n’avaient jamais été humanoïdes.
Lorsque le bruit produit par ce sol qui s’entrouvrait cessa, le silence régnait parmi les Sluaghs, à un point tel que les pétales de rose tombaient sur le sable produisant le bruit d’une averse de neige.
Puis de ce silence nous parvinrent de l’escalier un bruissement d’étoffe et des bruits de pas. Un premier individu se présenta, tout de blanc vêtu, dissimulé par une houppelande et des robes n’ayant pas été en vogue depuis des siècles à la Féerie, retenant entre ses mains aussi blanches que le tissu la poignée d’une épée. Je crus initialement qu’elles étaient de cet éclat lunaire qu’avait ma peau ainsi que celle de Sholto, mais alors que cette silhouette grimpait encore les marches, je me rendis compte que ses mains n’étaient qu’os. Des mains de squelette retenaient la poignée blanche de l’épée, dont la lame était tout aussi immaculée, quoiqu’elle brillât d’un éclat bien plus métallique qu’osseux.
L’individu, aussi grand qu’un Sidhe, me fixa de ses orbites vides sur cette tête de mort dissimulée par un léger voile. Puis il se tourna vers Sholto pour lui offrir son épée.
Celui-ci hésita une seconde avant d’en saisir la poignée. Ce faisant, il effleura les mains du squelette, ce qui ne sembla pas le préoccuper. Puis la silhouette s’avança dans la marée de pétales, sa longue traîne rappelant celle d’une robe de mariée macabre. Elle, car il s’agissait d’une « elle », se plaça sur le côté et attendit.
La silhouette suivante, copie conforme de la première, était tout de blanc vêtue, squelettique, avec ce voile vaporeux retombant sur ce faciès osseux. Cependant, elle présenta à Sholto un ceinturon blanc tissé où était sanglé un fourreau, qu’il prit, le bouclant autour de sa taille avant d’y rengainer l’épée.
Une troisième apparut, portant un bouclier aussi blanc que l’épée, gravé de motifs de squelettes et de monstres tentaculaires que, si la forme plus primaire des Sluaghs m’avait été inconnue, j’aurais identifiés comme des animaux marins d’une taille incroyable.
La mariée macabre l’offrit à Sholto, et lorsqu’il l’eut passé à son bras, le sithin se mit à rugir autour de nous avec cette sonorité propre à la magie, pas seulement mentale, mais qui semblait provenir de quelque bête gigantesque.
Je crus que la parade des armes était terminée, quand j’aperçus d’autres silhouettes qui grimpaient l’escalier, dont la forme en spirale empêcha que je puisse les compter.
La suivante s’approcha de moi, une épée de couleur chair à la main. Je voulus la saisir, mais Doyle me retint le bras, arrêtant mon élan.
— Ne la touche qu’avec ta Main de Chair, Meredith. Il s’agit de la lame Aben-dul. Qui que ce soit la touchant sans détenir ce pouvoir sera consumé de la même manière qu’elle détruit.
Soudainement, mon pouls me martela si violemment la gorge que cela devint douloureux de respirer. La Main de Chair était de loin mon pouvoir le plus redoutable, me permettant en un tournemain de retourner comme un gant un être, et même d’en fusionner deux en une masse informe, hurlante. Mais les Sidhes n’en mouraient pas pour autant. Non, ils survivaient et hurlaient à jamais.
Je tendis donc la main droite. Il valait mieux connaître le degré de dangerosité d’un objet avant de le toucher. Toujours bon de savoir que ce même pouvoir censé vous aider pouvait également vous piéger, mais le pouvoir est fréquemment à double tranchant.
Je pris l’arme et un soupir collectif longuement retenu s’éleva de l’assemblée. Les Sluaghs avaient su ce dont il s’agissait, sans proférer le moindre avertissement. La poignée qui avait semblé si ordinaire se mit alors à s’agiter si violemment dans ma main que je dus l’empoigner plus fermement pour la retenir. Elle donnait l’impression d’être vivante. Des images s’y formaient : des gens et des Feys qui se tortillaient et se retrouvaient soudés ensemble. Puis elle se grava de scénettes montrant ce que cette épée était capable de faire. J’appris ainsi que je pouvais trancher comme avec n’importe quelle lame, mais également qu’en la brandissant je pourrais aussi projeter la Main de Chair à distance au cours d’un combat. Le seul objet dont j’avais entendu parler dans les légendes assorti à ma Main de Pouvoir. Les Sidhes l’avaient perdu depuis si longtemps que leurs récits ne le mentionnaient même plus.
Mais où en avais-je entendu parler ? Mon père s’était assuré que je mémorise l’inventaire des reliques de pouvoir disparues. Une litanie de ce que notre peuple avait perdu. J’avais fini par comprendre qu’elle correspondait aussi à la liste de celles que nous pourrions récupérer.
La prochaine mariée-squelette tenait une lance étincelante d’argent et de toute blancheur, comme façonnée de quelque joyau irisé de lumière. Il existait plusieurs de ces lances légendaires, et ce ne fut que lorsqu’elle s’approcha de nous pour l’offrir à Mistral que je fus certaine de son nom : Éclair. Elle ne lui avait jamais appartenu, mais autrefois à Taranis, le Dieu de la Foudre et du Tonnerre, jusqu’à ce qu’il se mette à singer les humains en s’éloignant ainsi de sa nature originelle.
Mistral hésita avant d’enserrer de ses doigts puissants la hampe de la lance, qui ne pouvait être brandie que par une divinité des tempêtes. La toucher sans avoir la capacité d’invoquer la foudre signifiait qu’elle vous brûlerait la main, ou vous consumerait intégralement. J’avais oublié ce genre de détail propre aux anciennes armes. La plupart ne pouvaient être maniées sans risques que par une main qui leur soit spécifiquement adaptée. Pour toutes les autres, c’était la destruction assurée, pure et simple.
Lorsque la lance s’embrasa d’une blancheur éblouissante, je clignai des paupières, la vue brouillée. Puis elle se transforma en un sceptre argenté, à l’éclat atténué, paraissant moins surnaturel. Mistral le fixait comme fasciné par cet objet merveilleux, qui en effet l’était bel et bien, capable de projeter la foudre qui surgissait de sa paume, et qui, avec la lance, selon la légende, lui permettrait d’invoquer et de diriger les tempêtes.
La mariée macabre suivante s’avança vers Doyle, qui possédait depuis des années une épée de pouvoir ainsi que deux dagues magiques. Mais j’avais demandé des armes, pas que nous puissions les choisir. Il est vrai que ce que retenaient ses mains osseuses n’avait pas l’air d’être une arme, mais un instrument courbe noir formé de la corne de quelque animal qui m’était inconnu, et je pus sentir le poids des âges qui en émanait. Une lanière y était fixée permettant de le porter en bandoulière.
Le gigantesque Volant de la Nuit qui s’était battu avec Tarlach atterrit alors à côté de nous avec un cri strident. Je n’eus que le temps de me demander où ce dernier était passé, lorsque le postulant au trône des Sluaghs tenta de se saisir de ce que retenaient ces phalanges osseuses.
Doyle ne chercha même pas à l’en empêcher. Pas davantage que nous, d’ailleurs.